« Cette fable commence avec un lieu déserté, notre personnage principal (mais peut-on appeler cela un personnage ?). C’est un “séjour où des corps vont cherchant chacun son “dépeupleur”. “Assez vaste pour permettre de chercher en vain”. “Assez restreint pour que toute fuite soit vaine ». Notre personnage secondaire sera, singulier parmi d’autres, un arpenteur du lieu, un homme qui marche. Il marche sans fin-cela durera quarante années, paraît-il, mais comme sa faculté de compter les jours s’est assez vite épuisée (…)
Le lieu de cette marche alentie est un gigantesque monochrome. C’est un désert.
L’homme marche dans le jaune brûlant du sable, et ce jaune n’a plus de limite pour lui. L’homme marche dans le jaune, et il comprend que l’horizon lui-même, si net soit-il, là-bas, ne lui servira jamais de limite ou de « cadre »: il sait bien, maintenant, qu’au delà de la limite visible, c’est le même lieu torride qui, toujours, continuera, identique et jaune jusqu’au désespoir.
Et le ciel ? Comment pourrait-il apporter quelque remède à cet enfermement coloré, lui qui ne propose qu’une chape de cobalt ardent, impossible à regarder en face ? Lui qui contraint notre marcheur à courber sa nuque vers un sol toujours plus écru ? À certains moments, pourtant, l’homme fatigué s’aperçoit que quelque chose à changé : la texture du sable n’est plus la même ; des rochers ont affleuré ; un gris de cendre, une immense veine de rouille ont occupé le paysage.
Quand cela a-t-il changé ? Depuis quand la montagne est-elle devant lui ? Il ne le sait pas. Il s’imagine quelque-fois que le cadre du monochrome, la limite entre le jaune écrasant d’il y a trois semaines et le gris-jaune d’aujourd'hui ne furent portés par le vent, signe tactile d’un passage, signe peut-être qu’il était au bord d’un horizon de la couleur ?
Ou signe que c’est le désert seul qui vit et se meut sous ses pieds. »
Georges Didi-Huberman, L’homme qui marchait dans la couleur, Les Éditions de Minuit, 2001